25
avril
2019

Quel est le lien entre écologie et entreprise ? Tout n’est qu’écosystème

Peter Drucker n’a jamais caché que son intérêt pour le management découlait de celui qu’il avait pour l’évolution des relations entre les individus et les institutions sociétales – ce qu’il appelait l’écologie sociale. Cette écologie d’un nouveau genre n’est pas biologique mais produite par l’homme et concerne les écosystèmes formés par les entreprises et les institutions. Le but était de trouver un équilibre entre la continuité d’une part, le changement et l’innovation d’autre part, et de permettre aux managers de repérer les tendances émergentes, de manière à pouvoir agir sur elles.

Comme d’habitude, Peter Drucker était en avance sur son temps. Mais les choses ont encore changé depuis l’avènement du numérique qui modifie la forme et la taille des réseaux de notre environnement actuel, les accélère et les complexifie. Ces forces qui interagissent de façon non linéaire et difficilement prévisible pèsent sur l’écologie sociale en l’amenant dans des directions inattendues. Brian Arthur, un scientifique spécialisé dans l’étude de la complexité, a parlé d’une « deuxième économie » cachée et semi-autonome, animée par une intelligence algorithmique externe qui empiète de plus en plus sur l’économie physique et les emplois qu’elle produit (“Where is technology taking the economy?”, McKinsey Quarterly).

Pour mieux comprendre ces développements, le recours aux concepts d’écologie et d’écosystème peut se révéler doublement utile. Tout d’abord, il nous permet de mieux anticiper la manière dont la technologie va faire évoluer les entreprises et les industries en en dissolvant les frontières traditionnelles et en forgeant de nouveaux liens entre elles. Tout un corpus d’études décrivant et théorisant ce phénomène est en train d’émerger. Ensuite, la métaphore biologique ouvre de nouvelles perspectives à la fois pour comprendre le monde des affaires comme une force dynamique et évolutive de la société et pour nous amener à repenser notre façon de concevoir le management en mettant de côté la théorie mécaniste newtonienne qui a longtemps tenu le haut du pavé. Grâce à cette nouvelle approche, les entreprises retrouvent leur identité réprimée d’organisme à dimension humaine appelé à évoluer au lieu d’être considérées comme des machines. Les implications de ce changement de paradigme en termes de formation au management, de recherche et de développement sont considérables.

Définir un nouveau paradigme

Au préalable, il convient de définir un langage commun dont les termes soient clairs et acceptés par tous dans ce nouveau monde. Pour la société de conseil McKinsey, un écosystème est un “réseau complexe d’entreprises interconnectées qui dépendent les unes des autres et se nourrissent les unes des autres pour fournir de la valeur à leurs clients, aux utilisateurs finaux et aux principales parties prenantes” (“As sector borders dissolve, new business ecosystems emerge”, McKinsey Quarterly podcast). Poussant la définition un peu plus loin, Michael Jacobides (professeur de stratégie et d’entrepreneuriat à la London Business School), Jack Fuller (consultant au sein du BCG) et Martin Reeves (directeur associé senior du BCG et directeur du BCG Henderson Institute), parlent de “groupes d’entreprises multi-entités qui ne font pas toutes partie de la même organisation et qui impliquent des réseaux de relations changeantes, semi-permanentes, liés entre eux par des flux de données, des services et de l’argent. Les relations combinent des éléments de compétition et de coopération et impliquent souvent des complémentarités entre différents produits et capacités (par exemple, les smartphones et leurs applications). Enfin, dans ces écosystèmes, les acteurs évoluent de concert à mesure que leurs capacités et leurs relations se modifient” (“The Myths and Realities of Business Ecosystems”, MIT Sloan Management Review Frontiers). Les agglomérats ou ensemble de petites entreprises opérant dans les mêmes domaines et secteurs, qui collaborent tout en étant partiellement en compétition, constituent vraisemblablement les premiers écosystèmes identifiables de ce genre. La communauté d’applications tournant sur IOS, le système d’exploitation d’Apple, a montré à quelle vitesse un écosystème peut grandir à partir d’une plateforme digitale, ce qui ouvre la voie à de nombreux autres écosystèmes. Les limites sont sans cesse repoussées. La mobilité, un secteur dans lequel les voitures ne représentent plus qu’une petite partie de l’équation qui consiste à transporter quelqu’un d’un point A à un point B ou d’un point C à un point X, à la demande, en est un exemple probant, de même que la santé, l’éducation et d’autres services qui répondent aux besoins primordiaux des individus et des organisations. McKinsey prévoit que l’on assistera à une réduction drastique du nombre de groupes industriels et de chaînes de valeur traditionnels au profit de quelques “écosystèmes qui vaudront plusieurs trillions, dominés pour chacun par quelques chefs d’orchestre et de gros gagnants, entraînant ainsi un transfert de richesse et de création de valeur sans précédent ».

Tout à la fois sources de menaces et d’opportunités, ces nouveaux écosystèmes créés par l’homme produiront des gagnants et des perdants, comme c’est le cas lors de chaque bouleversement majeur. Qu’ils soient naturels ou sociaux, les écosystèmes peuvent tomber malades ou devenir ingérables. Que cela nous plaise ou non, ils ont donc besoin d’être gérés et, dans le cas de ceux générés par les humains, il est de notre devoir d’en minorer autant que possible les points négatifs tout en en maximisant les aspects positifs. Certains dangers sont déjà apparents. Les effets de réseau qui sous-tendent les écosystèmes en développement, au profit des consommateurs et des producteurs, fonctionnent intrinsèquement selon la dynamique du “gagnant rafle tout” (winner-takes-all), ce qui est déjà visible dans l’économie numérique où une poignée de grandes entreprises dominent des pans entiers de ce secteur. En matière d’écologie, une entité qui ne cesse de croître aux dépens des autres est un cancer qui finit par tuer le système dont elle fait partie. La prise de conscience de cette réalité pourrait-elle nous aider à élaborer une réglementation intelligente qui permettrait de gérer les effets de réseau sans jeter le bébé avec l’eau du bain – en autorisant leur montée en puissance rapide, intrinsèque à leur valeur, tout en préservant et en favorisant l’épanouissement d’un écosystème dynamique et diversifié ?

Un défi pour les dirigeants

En quoi ces changements vont-ils impacter la pratique du management au 21e siècle ? La théorie du management et sa pratique se sont longtemps appuyées sur la vision mécaniste d’une économie composée d’individus rationnels qui cherchent à maximiser leur utilité et qui sont employés par des entreprises visant à maximiser leurs profits, en somme des humains-robots et des machines organisationnelles. Cependant, une des lois de l’écologie est que rien n’est gratuit et que toutes les dettes doivent être payées. Les êtres humains avec leurs émotions, leurs aspirations, leurs rêves et leurs idiosyncrasies n’apprécient pas d’être traités comme de simples rouages d’une machine. Au niveau de l’entreprise, ceci se paie en termes de désengagement, de défiance et de faible performance. Au niveau individuel, cela se traduit par du stress, un sentiment de déprime et de potentiel inexploité. Le rêve rationaliste d’un management purement scientifique n’est qu’un mirage. Rappelez-vous la définition de Peter Drucker du management comme “art libéral”, aux antipodes de ce qui se fait en matière de recherche et de formation au management.

Ce qui s’applique à un niveau individuel vaut aussi à un niveau plus collectif, un territoire méconnu et difficile à appréhender pour la plupart des dirigeants. Pourtant, c’est à ces niveaux plus élevés que les récompenses les plus importantes se situent. Ainsi, une économie fonctionnera d’autant mieux en tant que système si les incitations, les réglementations et la technologie sociale du management qui y prévalent sont en phase avec les intérêts généraux de la société. Ce qui n’est clairement pas le cas avec le système boursier dont font partie nombre d’entreprises qui favorise les actionnaires de façon unilatérale aux dépens des autres parties prenantes, par exemple. Encore plus manifeste, le concept d’écosystème tourné vers l’innovation et appréhendé comme une sorte de processus évolutif créé par l’homme qu’incarnent les géants du Net que sont Amazon, Facebook, Google, Alibaba et Tencent suscite actuellement beaucoup d’intérêt. Pour autant, des entreprises “analogues” et d’autres du secteur manufacturier apprennent aussi à jouer sur ce terrain, en s’appuyant sur leurs marques et leur réputation pour tirer parti d’opportunités liées à différents écosystèmes. Apple, Haier, BMW en constituent de bons exemples. Tout comme dans un écosystème naturel, les PME peuvent elles aussi créer leurs propres niches au sein d’autres plus grandes, en prenant appui sur leur spécialisation et leur maîtrise de compétences pointues pour surpasser les géants d’un secteur qui, eux, tirent leur force de la puissance des données qu’ils contrôlent et de leurs algorithmes. D’un point de vue géographique, la Silicon Valley représente un modèle d’écosystème tourné vers l’innovation que chaque pays tente de répliquer à divers degrés de réussite. Mais les exemples de Shenzhen, en Chine, et de Tel Aviv, en Israël, montrent que des épicentres de l’innovation peuvent naître dans des contextes radicalement différents. Un peu partout également, des initiatives destinées à améliorer le quotidien des citoyens – tout ce qui a trait à la notion de “ville intelligente” – voient le jour.

Comprendre et mettre en place les moyens de gouvernance de ces nouveaux types d’entités est un formidable défi pour les dirigeants. Cela demande un effort de la part d’une pluralité de parties prenantes. Les institutions éducatives, en particulier les départements d’études économiques et les écoles de commerce, devront elles aussi être mises à contribution ; l’étude de ces nouveaux domaines devrait connaître un essor considérable. Pour finir, ce ne sont ni les législateurs ni les bureaucrates qui sauveront le monde, mais les innovateurs et les aventuriers du monde des affaires, des universités et du secteur public qui, en phase avec les attentes de la société, feront émerger un écosystème social dynamique au sein duquel tous pourront s’épanouir au lieu d’être dominés par une poignée d’individus concentrant la majorité des richesses. Face à ce défi historique, nous ne pouvons nous permettre d’échouer.

D’après, HBR France, Richard Straub, le 15 04 2019

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